Corps matériels

Oboro (Montréal) - 3.10 - 29.11.2025

Aimé Césaire dans son discours à Dakar (1966) pensait l’art africain et ses artistes ainsi : « […] il s’agit pour l’homme de recomposer la nature selon un rythme profondément senti et vécu, pour lui imposer une valeur et une signification pour animer l’objet, le vivifier et en faire symbole et métalangage. »

 

Corps matériels marque un retour symbolique et sensoriel aux racines ancestrales africaines de l’artiste canadien-haïtien Stanley Wany. L’exposition ouvre un espace réflexif dans lequel le corps diasporique noir devient une interface entre le monde des vivants et ses mémoires fracturées, et celui des ancêtres vivants dans l’invisible. À travers une trajectoire personnelle entre Haïti, le Québec et le continent africain, Wany puise dans les couches profondes d’une histoire collective africaine et transatlantique, en commençant par Ilé-Ifẹ̀, berceau mythologique, ville-matrice de la cosmogonie yoruba et mythe fondateur d’une Afrique ancrée dans son histoire propre.

Dans ce projet, Ifẹ̀ est un point de départ autant qu’un prisme, celui par lequel l’artiste revisite les traces passées de la diaspora noire, comme les vestiges de la présence BaKongo en Haïti, enchevêtrée dans les trajectoires de la traite trans-atlantique. C’est ici que l’exposition tisse un lien profond entre matérialité et mémoire, car le travail de Stanley Wany est centré sur le matériau comme trace tangible d’un passé esclavagiste. Café, canne à sucre, coton, indigo sont les substances premières qu’il emploie, comme les vestiges d’une mémoire qui reste marquée par ces histoires de déportations. Elles sont les traces historiques d’un lien indéfectible pour tout un chacun d’une histoire coloniale dont on ne peut se soustraire. Ces matières, d’apparence banale, portent la charge symbolique de l’économie plantationnaire, fondation de la modernité occidentale et matrice du trauma diasporique.

Dans Corps matériels, chaque œuvre est corps, archive, langage et territoire. Le matériau est autant médium qu’indice d’un récit corporel et historique. En convoquant ces éléments, Stanley engage un dialogue avec la pensée d’Achille Mbembe, qui parle de la condition postcoloniale comme d’une mémoire fracturée, à la recherche de ses propres repères : « Ce n’est pas la mémoire qui est fragmentée, c’est l’histoire elle-même qui est en morceaux. » (2015) Wany y répond par un corpus qui tente la recomposition, à travers un engagement graphique, symbolique et critique pour lier les mondes visibles et invisibles.

En ancrant son geste artistique dans les cosmologies d’Afrique, l’artiste active des savoirs dans la continuité entre langues, symboles et épistémologies africaines anciennes dont parle Théophile Obenga (1993) dans ses recherches. L’exposition Corps matériels est un acte poétique et politique de reconnexion qui rappelle que l’histoire de la diaspora noire n’est pas une histoire à la marge, mais bien au centre de ce monde globalisé et qu’elle a bel et bien laissé des traces générationnelles tangibles encodés dans les corps afro-diasporiques.

Les œuvres graphiques de Stanley Wany s’imposent par leur ampleur et leur densité symbolique pour engager le corps, le vivant, les objets et l’environnement. Ce sont de grands dessins où la tâche marque des territoires, des espaces qui laissent apparaître les corps dessinés minutieusement, des portraits qui incarnent des êtres anonymisés mais rendus visibles et identifiables par le geste précis de l’artiste. Ces figures, à la fois spectrales et profondément incarnées, symbolisent les ancêtres présents dans le travail de l’artiste. Elles surgissent à l’intersection de deux mondes, entre les morts et les vivants, le réel et l’invisible. Ces figures sont portées par le dessin qui agit comme un rite de révélation, par la répétition du geste qui fait apparaître ceux que l’histoire a effacé.

La matérialité de l’encre noire, projetée, étalée, parfois absorbée par le papier, agit comme une métaphore du temps, entre deuil et survivance. Chaque tache devient un territoire de réminiscence, une empreinte d’histoire enfouie. L’architecture y est également présente, non pas seulement comme décor, mais comme corps : les murs, les bâtisses industrielles apparaissent comme autant de lieux de transformation des matériaux issus de l’esclavage. Ces espaces sont des matrices de violence qui gardent en mémoire un récit composite.

Le corps et la matière se supportent dans l’espace proposé par l’artiste. Ils se révèlent fragmentés pour laisser apparaitre une étendue blanche, celle de l’interstice, et de l’entre deux. Dans le dessin de l’artiste, chaque élément devient surface de projection, fragment dispersé à réagencer pour raconter une histoire incomplète pleine d’absences. Cette interdépendance du geste, de la matière et du sujet forme un langage visuel singulier, où chaque élément convoqué, portrait, tache, structure, blanc du papier, participe à une nouvelle reconstruction de la mémoire africaine diasporique.

Corps matériels se construit ainsi à l’intersection de plusieurs dimensions : corporelle, historique, mémorielle, esthétique et politique. Chaque œuvre est un lieu de savoir, où l’artiste, en quête de ses origines, ouvre une brèche entre deux mondes, entre le palpable et l’imperceptible. En convoquant, le corps, la matière, l’archive et le souvenir, cette exposition propose de traverser une temporalité diasporique. Stanley Wany met en œuvre une vibration du temps présent pour révéler ce qui hante, ce qui persiste. À travers les taches, les visages, les gestes, les absences et les matières, il donne forme à une mémoire active, pour interroger la circulation du corps noir dans l’histoire. La puissance de ce travail réside dans sa capacité à révéler ce que Glissant nommait « l’opacité » nécessaire, à faire émerger des figures sans les figer, à inscrire dans la matière les signes d’une humanité noire longtemps niée. Corps matériels est un ensemble d’œuvres de passage entre les mondes, les époques, les mémoires, où l’art devient langage de résistance et de présence.

Michèle Magema, commissaire

Présenté à Oboro à Montréal, 3.10 - 29.11.2025

Photos par Michael Patten

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